Texte écrit par Plem K. Lushembe à l’occasion du concours Critère. En savoir plus.
Lire Processus.
Lire Nucléera et la quête du soleil.
Nous sommes en 2006 et tu as 8 ans. Ton père vient de mourir. Tu ne sais pas encore trop ce que cela te fait. Tu devrais être en troisième année du primaire, mais ta mère te dit qu’elle doit tout d’abord payer les études de ton grand frère. Elle ne peut pas vous avoir tous les deux aux études. C’est trop cher. Ton frère peut continuer parce qu’il est déjà au secondaire. Au début, tu acceptes. Mais après, tu te rends compte que tu ne vois plus tes amis souvent. Alors tu te mets en colère. Elle essaie de te l’expliquer du mieux qu’elle peut, mais tu ne peux pas comprendre. Tu n’es qu’un petit garçon qui veut avoir à tout prix ce qu’il veut, quand il veut. Alors tu es en conflit intrapsychique. Ton père n’est plus là. Tout bascule. Tu te replies. Tu es atteint dans tes ambitions. Tu vois le malheur venir. À 8 ans, tu entres dans le monde des grands.
Un homme généreux vient voir ta maman. Il lui propose de t’amener avec lui. Il va s’occuper de toi, de tes études surtout. Ta maman accepte, toi aussi. Tu es content. En même temps, tu te responsabilises.
Nous sommes en 2009 et tu as 11 ans. Un bon jour de janvier, tout ton village s’est rassemblé dans le musée du Chef de quartier. Les villageois ont formé une ligne courbe autour de la petite télévision du Leader. Les images, encore noires et blanches, montrent la face d’un homme noir qui prête serment à la présidence américaine. Barack Obama. Le village célèbre l’homme noir presque immortel qui est maintenant au sommet de la pyramide. D’après certains, la prophétie s’est accomplie. Tu entres en contact avec ta première inspiration. Un homme noir qui parle la langue des Blancs. Pourquoi pas toi? Tu trouves la motivation d’apprendre l’anglais. Tu veux parler comme lui. Il devient ton idole.
Deux ans plus tard, cette source d’inspiration te parait douteuse. La raison ? La Libye est en guerre. C’est le chaos. Les intellectuels du village en discutent. Le président américain aurait pu empêcher cela. Il est puissant et il est Africain, disaient-ils. Après tout, il est le dirigeant du monde, il a le pouvoir. Toi aussi, tu crois en sa toute-puissance. Alors tu doutes. Mais tu gardes ton objectif : parler blanc comme lui. Tu crois pouvoir l’incarner un jour.
Les années passent vite. 2015. Tu as obtenu ton diplôme d’études secondaires. Tu n’es pas en contact avec ta famille. Ta mère, tes sœurs, tes frères. En fait, tu as eu une autre famille. Elle te traite bien, elle s’occupe de tes besoins. Tu es en quelque sorte mécontent vis-à-vis de ta famille initiale. Mais tu n’es pas en butte à leur animosité. Tu es juste chainé par les vagues d’évènements que tu ne peux pas encore comprendre autour de toi. Tu le découvriras bien assez tôt.
Un autre décalage survient dans ta vie. Une autre marque. Une autre mélancolie prête pour envahir ton esprit adolescent. D’un seul coup, tout bascule encore. Tu te prépares au pire.
Ta nouvelle famille voit son enfer venir. Tes sœurs voient leur malédiction. Qu’est-ce? Leur peau. Elle est blanche. L’albinisme n’est plus une maladie génétique héréditaire qui affecte la pigmentation de la peau, des cheveux. L’albinisme est maintenant une malédiction et une punition divine. L’albinisme est maintenant une source d’électricité d’après certains. L’albinisme devient aussi une entreprise qui peut enrichir les gens. D’un côté, des acheteurs qui croient que cette peau blanche peut produire l’électricité. De l’autre, des commissionnaires qui trouvent un moyen de s’enrichir. Un monde de ténèbres. Quels mythes! La quête de la richesse mythique fait des morts et des invalides partout autour de toi. Dans ce petit monde. Dans ce petit territoire du Congo proche du Burundi et de la Tanzanie. Des têtes et des bras sont séparés du corps et sont désormais portés dans des sacs à dos. Des corps blancs aux yeux rouges et bleus tombent presque chaque jour. À chacun son malheur, dit-on. La police n’intercepte que des morts alors que les vivants se cachent dans le noir pour ressembler à la « normalité ». Des hommes se séparent de leurs femmes faute d’avoir mis au monde une race « blanche ratée ». Ta famille souffre. Beaucoup de familles. Beaucoup de souffrances. La peur, la torture psychologique, l’anxiété sont devenus tes proches, les proches de tes sœurs. La terreur s’est répandue sur tout le territoire. La fin est proche. Tu la vois venir. Tu y penses à tout moment. C’est la pire pensée. Autour de toi, c’est le dernier jugement qui s’abat sur ta petite bulle. Tu as l’impression que le diable a fait devancer la date de l’apocalypse.
Tu décides de courir. Tu veux te sauver avant qu’il ne soit trop tard. Avant que tu n’assistes à un autre enlèvement d’une petite fille de 16 ans qui revient de l’école en n’ayant en tête qu’une seule idée : voir son papa et sa maman. Comme c’était le cas de ta cousine il y a 6 mois. Et à cela s’ajoutait la disparition de ton oncle qui est parti jouer à la police en essayant de la retrouver. Parce que vous ne saviez plus à qui faire confiance. Parce que vous étiez perdus. Comme vous l’êtes toujours.
Ta famille peut encore s’en sortir, mais ce ne sera pas possible pour ta voisine. Cette famille est accusée du meurtre. Quoi ? Meurtre. Elle est tellement stupide. Tuer quelqu’un et s’en sortir tranquillement, dans un pays démocratique, juridique et juste comme le tien, c’est peu probable. Encore plus dans son cas, elle n’avait pas pensé à couvrir ses arrières. Elle n’en sait rien du tout d’ailleurs.
La dépouille d’un inconnu, petit garçon d’environ 9 ans, est trouvée étalée devant l’entrée de sa porte. La police, efficace et patrouilleuse (alerte ?) qu’elle est, réveille ta voisine, sans doute pour lui dire qu’elle a le droit de garder le silence, car tout ce qu’elle pourra dire en ce moment pourrait être utilisé contre elle devant les juges. Non…! Ça ne se passe pas comme ça dans ce petit territoire. En fait, cette femme, encore en pyjama local, est menottée, est soulevée depuis le haut de ses épaules, ses pieds touchent à peine le sol et est transportée directement dans une prison centrale de la ville. Seules les personnes jugées coupables et condamnées sont amenées dans cette prison. C’était à 6h du matin. Elle a un bébé à la peau noire de deux ans et deux autres filles albinos qui se suivent, en âge de sept et huit ans. Son époux qui a passé la nuit, tu ne sais pas où, est à son tour arrêté et transféré dans une autre prison différente de celle de sa femme. Il demande à appeler son épouse pour la prévenir de ce qui lui est arrivé, alors que celle-ci est en train de faire la même demande, en vain.
Huit jours sont passés. Nicole, Lilly qui a deux ans et Jean-Marie sont dans des trous noirs. Chacun, depuis son coin respectif d’environ trois mètres carrés, commence à blâmer l’autre. Leurs deux autres filles restent désormais chez toi. Ton père pense que ce qui est arrivé à leur parents est grand. Ils ne sortiront jamais de cet accident, répète-il souvent, la tête inclinée vers le sol.
Comme par magie, ton père a obtenu la possibilité d’aller voir son voisin. Beh non…, rien de pareil chez toi, ton père a payé une somme de 5,000 francs congolais, ce qui vaut 2,48 dollars américains pour avoir droit à cette visite.
– Es-tu venu avec ma femme ? Ce fut la première phrase de Jean-Marie après avoir vu ton père qui signait encore le registre des visites.
– On m’accuse de meurtre, Papy! Ma femme et mes enfants, croient-elles vraiment que j’ai pu faire ça? poursuit-t-il en fixant fâcheusement ton père.
Le petit monde dans lequel tu vis peut encore être cruel quand il le décide. Ton père explique alors à son ami ce qui s’est passé réellement le matin du jour quand il n’avait pas dormi chez lui. Le pauvre Jean-Marie est impuissant! Quant à sa femme, elle n’a qu’une phrase défensive, la pauvre :
– comment pourrais-je tuer quelqu’un et mettre son cadavre devant ma porte pour que je sois ensuite enfermée ici avec mon bébé ? Ce qui est intelligible peut parfois dépendre d’une personne à l’autre ou d’un milieu à l’autre. En tout cas, selon la défense et la situation de cette femme. Elle n’est pas une avocate, alors elle passe à la supplication :
– SVP, j’ai un bébé que je dois allaiter, laisse-moi au moins demander à mes voisins de venir la prendre; ou alors amène-moi dans la même prison que mon mari, je vous en supplie, aidez-moi!
Quelle situation atroce ? Quelle défiguration d’âme que la tienne, toi qui assistes à ces évènements! C’est comme si tu t’es noyé au fond de l’Atlantique et que ta pire ambition soit d’y sortir pour un peu respirer. Tu te sens comme si tu es plongé dans un conteneur d’eau bouillante. Ta peau et ton esprit rougissent en même temps.
Après plusieurs visites de ton père qui tente désespérément d’aider son ami, tu reviens à ton plan initial. Courir. Mais tu as maintenant deux autres petites sœurs avec toi. Deux filles innocentes, mais qui portent le malheur du monde aux yeux de certains. Tu te demandes ce que ta famille va faire. Tu ne sais pas si elles peuvent venir avec toi. Tu ne sais pas non plus si elles peuvent rester seules. Dans les mots de ton père :
– Écoute famille, le père et la mère de Lilly, maintenant enfermés ensemble, veulent que nous amenions leurs petites avec nous.
– Mais pourquoi ? N’ont-elles pas une autre place où elles peuvent rester ?
Une personne inquiète questionne ton père. Probablement que c’est par soucis pour ces deux êtres qui sont sur le point de se séparer de leurs procréateurs à ce si jeune âge.
– Si, elles ont une place, chez leur tante, mais elles ne peuvent pas y rester.
C’était la réplique de ton père, avant d’en préciser la raison.
– J’ai parlé avec leurs parents. Ils m’ont dit ce que je vais vous dire.
Dans les mots de Jean-Marie, appuyé par sa femme :
– Écoute Papy, il faut que tu amènes mes filles avec toi, s’il te plait. Je suis presque sûr que notre emprisonnement a quelque chose à avoir avec mes filles. Ce n’est pas pour rien que la police ne nous laisse même pas téléphoner nos amis ou trouver un moyen de nous procurer un avocat. Tu sais bien que nous n’avons tué personne. Mais notre emprisonnement est une stratégie pour nous éloigner de nos filles. En restant seules, sans personne pour les protéger, elles ne tiendront même pas trois jours. Tu le sais bien, papy. Ces gens ne reculeront devant rien. Ils veulent mes filles. Ils veulent nos filles, Papy. S’il te plait, donne à mes filles une chance de survivre! Laisse-les tenter leur chance avec toi! Possiblement qu’elles pourraient l’avoir! Elles dormiront à jeun avec les tiennes, elles mangeront avec les tiennes, je te fais confiance! S’il te plait Papy! » Leur pauvre maman, qui essuie ses larmes et son mucus par sa main gauche, et qui tient la petite Lilly par la main droite, prend la parole : « Dites-leur surtout que je les aime! S’il vous plait, dites-leur que je penserai toujours à elles et par la volonté du bon Dieu, nous viendrons les chercher. Au fait, dites-leur que nous viendrons et nous nous réunirons encore en famille. Dites-leur aussi que nous allons très bien, et que leur petite sœur, Lilly, va aussi très bien. »
Voilà ce qui est en jeu. Tu as le choix : rester ou continuer avec eux. Tu refuses de les abandonner. D’un côté, tu es curieux de savoir ce qui peut se retrouver de l’autre côté de la frontière. Tu espères y trouver la paix. De l’autre côté, tu sais qu’ils sont vulnérables. Tu veux alors te rendre utile. Ton esprit n’est plus tranquille. Tu te regardes. Tes brèches psychologiques te contrôlent maintenant. Tu le vois. Tu décides quand même de courir avec eux. Alors tu cours.
C’est un nouveau pays pour toi. Un nouvel environnement. Tu arrives à peine à te reconnaitre. Rien n’est simple. Dans cette installation de réfugiés d’au moins 127 km carré, plus de 70 000 réfugiés congolais y cherchent une stabilité que leur pays n’est pas capable de les offrir. La rébellion du Mouvement 23 à l’est du Congo de 2012 ne leur aurait pas laissé le choix. Ils doivent chercher refuge dans ce pays voisin. Tout comme tu l’as fait. Dans ce petit monde, surprise : tu dois survivre.
Tes sœurs ne craignent plus rien, tu t’en réjouis. Le regard social n’a pas changé. Les mythes sur leur existence sont toujours les mêmes. La distanciation sociale dans une classe de 200 écolier.es doit s’appliquer dans leur cas. Des insultes. Elles reviennent de l’école, larmes aux yeux.
– Sommes-nous normales, grand-frère ? te demandent-elles un jour.
– Vous êtes simplement magnifiques!
C’était ta réponse avant d’aller pleurer toi-même derrière un buisson.
Mais bon, au moins elles ne craignent plus de perdre certains membres de leur corps, te répètes-tu sans cesse après les avoir retirées de l’école. Tu sais qu’il y a bien d’autres soucis plus importants encore : assurer votre survie. C’est ta nouvelle tâche. Tu n’as que 17 ans. Comment comptes-tu t’y prendre ? Tu te dis qu’il va falloir que tu grandisses plus tôt que prévu. Tu ne peux pas faire les trucs d’adolescents que tu vois dans les films américains. Ce côté ouest de la planète a toujours tant attiré ton attention. Sa langue, ses dirigeants. Mais cela n’est pas fait pour toi. Ta situation dérobe ta liberté. Au fond de toi, tu doutes. Tu ne sais plus si tu as fait le bon choix. Mais bon, on verra avec le temps. Ça va s’améliorer, tu te dis.
Ça fait maintenant deux ans que tu es arrivé dans ce camp. Rien n’a pourtant changé. La situation ne fait que s’aggraver jour après jour. Mais tu as 19 ans. Tu te dis que tu peux t’impliquer dans ta communauté.
Trente-six millions de dollars américains viennent d’être financés par le USAID. Une organisation humanitaire est bénéficiaire de cet argent pour améliorer les conditions de vie de 13 200 ménages de réfugiés vivant dans l’extrême pauvreté. Les quelques cours d’anglais que tu as pris après t’être inspiré du président noir américain deviennent plus utiles que jamais. L’anglais, c’est un atout pour cette embauche. Alors tu es embauché. Tu travailles avec ces familles.
Es-tu vraiment prêt à affronter une autre histoire, une autre réalité? Elle est différente de la tienne, mais vous avez des points communs. Elle est moins visible, mais c’est une vérité existante. Tu la vis. Tu ne la comprends pas encore. Dorénavant, elle t’appartient. Tu es à l’intérieur. Elle te déchire une fois encore.
Dans le village où tu travailles, la malaria fait au moins un mort par jour. Des enfants en sont des victimes souvent, pendant que la diarrhée passe à son offensive contre les adultes. Tu te dis que l’hygiène en est une cause, mais cela peut être vaincu. Il suffit d’instaurer les bonnes pratiques d’hygiène.
La malnutrition fait aussi sa rage. Tu regardes autour de toi. Une terre fertile entoure les maisons de tes bénéficiaires. Mais cela ne suffit pas. Parce que ces gens cultivent déjà ces terres. Et cela ne résout pas le problème. Cela t’a pris quelque temps avant de comprendre que l’énergie, la force et l’intelligence de ces personnes vulnérables sont exploitées. Ils cultivent beaucoup. Ils produisent des centaines des kilogrammes de produits agricoles. Pourtant, leurs conditions de vie ne changent pas. Le grand monde profite de leur ignorance. Ils peuvent comprendre, pourtant ils ne comprennent jamais. Tu en témoignes. Ta mère vient de produire cent kilogrammes de maïs. Le marché sur place l’oblige à vendre son produit à 200 shillings ougandais par kilogramme. Trois mois plus tard, un kilogramme de farine de maïs est vendu à ta maman à 3,000 shillings ougandais. Vous êtes une famille de 12 personnes. Comment comptez-vous faire! Sans arme, sans chaine, sans corde au cou, sans conférence cette fois-ci : tu es soumis, colonisé, esclave. Tu savais que tu étais ignorant. Mais pas à ce point-là. Tu essaies de comprendre. Cela n’a aucun sens, tu te dis, « Est-ce vrai : l’homme est un loup pour l’homme ? » Tu ne sais plus. Tu te perds un moment dans ton monde d’interrogation. Et quand tu te reviens à toi, tu ne vois plus que le noir partout. Tu souffres. Ça fait mal à chaque fois que ça te touche. Voilà ce que le monde est capable de te faire.
Tu es à peine découragé. Tu ne supportes plus de voir ta petite sœur de 8 ans qui pleure parce qu’elle ne peut pas avoir son repas à 18h. Les règles sont les règles et elles s’appliquent pour tout le monde. Le repas sera servi à 20h du soir. C’est bien. Les ventres seront gonflés pour la nuit. Ça t’épargne de sortir à minuit pour compter les étoiles. Tu regardes tes sœurs. Tu sais qu’elles ont de la chance. Elles peuvent avoir au moins un repas pendant la journée. Tu vois pire dans les familles de tes bénéficiaires! Elles le savent aussi. Voilà dans quoi tu baignes. Dans un océan d’enfants sans aucun avenir possible. Et s’il est là, Dieu seul sait lequel. Oh là là ! Ton humeur, tes valeurs et même ton humanité sont atteintes par la douleur. Une douleur qui noircit cette bonté qui peut quand même exister dans toi. Tu souhaiterais encore croire dans un monde meilleur. Un monde que ces gens-là t’ont promis. Celui qu’ils ont promis à ton grand-père et à son père avant lui. Mais ta peine est tellement profonde qu’elle ne te permet même plus d’y songer.
Tous les jours ne sont pas dimanche, comme on dit dans ton pays. Encore moins, dans ton cas. Et il peut y avoir d’autres jours encore plus horribles et hostiles. Si bien que tu te demandes pourquoi il existe un vendredi parmi les jours de la semaine. Oh! mon Dieu, pourquoi as-Tu créé le vendredi?
Ce vendredi où tu emballais tes affaires tranquillement après ta séance de formation sur les pratiques d’hygiène avec une de tes bénéficiaires. Puis ce moment où le mari appelle sa femme dans la maison. Un silence inquiétant! Et d’un seul coup : des cris, des pleurs, des crises de larmes, des sanglots. Quelques secondes plus tard, la moitié du village t’entoure.
– Cet homme a l’habitude de frapper sa femme, murmure une voix à ton oreille, alors ne t’en mêle pas trop si tu ne veux pas t’attirer des ennuis.
Les mises en garde ne sont pas ce qui fonctionne le plus chez toi. Alors tu sors ton téléphone pour appeler la police au cas où ça serait réellement la supériorité illusoire de l’homme qui est en train de jouer sur cette femme. Mais au contraire. Tu entres à l’intérieur de la maison. Le couple est à terre, mouillé de larmes. Mais qu’est-ce qui se passe? Tu n’oses pas demander. Cette famille vient de voir le noir autour d’eux. L’enfer est tombé sur leurs têtes. La femme te file une photo. Elle date de quelques années. Deux petits magnifiques garçons sourient sur le papier en noir et blanc. Ils se ressemblent tellement que tu ne fais pas la différence entre la fille et le garçon.
Tu te poses des questions. Tu ne les as jamais vus depuis que tu as commencé les séances avec la famille. Qu’y a-t-il Seigneur? Tu te le demandes vaguement. Les jumeaux de onze ans viennent d’être tués dans les mines de Coltan au Congo. À onze ans. Ils travaillaient dans les mines de matières premières. La terre était indifférente. Ou peut-être qu’elle n’a pas voulu savoir qu’il s’agissait des enfants. Elle s’est refermée sur ces petits innocents! C’était fini. Pas besoin de se disputer sur qui devrait payer les dépenses de l’enterrement. Pas de traces, pas d’hommage non plus. Comme s’ils n’avaient jamais existé! Les affaires continuent. Tu rentres chez toi. Tu es épuisé. Tu es traumatisé. Tu n’as pas trouvé aucun mot à dire à la famille en deuil. Cela devient insupportable. Les dégâts sont irréparables. Ton âme est poignardée. Tu es accablé. Total assombrissement. Mais qu’est-ce qui se passe? Tu t’interroges vaguement sans cesse!
Le coltan, qu’est-ce ? Et pourquoi fallait-il que ces enfants travaillent dans des mines ? Alors tu décides d’effectuer quelques recherches. Tu tombes sur toutes les fabrications possibles grâce à cette matière précieuse et cruelle. Ton téléphone intelligent qui t’a été donné par ton employeur est l’une de ces fabrications possibles. C’est ce téléphone grâce auquel tu as effectué ces recherches. Tu ne trouves pas assez à dire. Le prix à payer est trop élevé. Tu penses à cette famille qui en a payé le prix. Tu prends un moment, seul, dans ta tête et dans ta conscience : « Un couple qui se marie. Pendant sa lune de miel, l’homme couche avec sa femme. Celle-ci tombe enceinte. Elle porte les fœtus pendant neuf mois. Elle accouche ensuite ses jumeaux. Le couple les élève au prix de leur fatigue. Rien n’a jamais été simple dans leur cas. Et juste après onze ans, onze ans seulement, la vie de ces petits est offerte. En échange de quoi? Quelques inventions luxueuses ? Et leurs parents alors? Impuissants! Sans aucun mot à dire. Sans même pouvoir dire aurevoir à ces êtres de leur sang. » Tu y penses. Encore, encore et encore. Cela fait mal. Tu te mets à la place de cette famille. Avec tous les mystères pénibles qui se passent autour de ta vie, tu peux seulement essayer d’imaginer ce que cette famille vit en ce moment. Oh, que c’est douloureux! Cette souffrance, c’est comme des centaines de lames qui te traversent en même temps. Il n’y a pas pire, tu te dis. Tu ne retournes plus voir la famille. Tu ne sais pas par où ni comment les aborder.
Tu es sous le choc. Tu te regardes. Tu ne veux pas retourner voir cette femme avec ton téléphone en main. D’une part, quand tu te regardes dans le miroir, tu vois la face d’un complice. D’autre part, tu te dis que tu n’es qu’un simple utilisateur. Tu ne peux pas faire grand-chose. Tu es figé au carrefour à deux chemins. Le bien et le mal ne font plus aucune différence pour toi.
Ressaisis-toi. Certes, tu n’es qu’un simple utilisateur. Le mieux que tu puisses faire, c’est d’insister pour que l’exploitation de ces matières soit faite dans le respect des autres. Dans le respect des enfants. Ou alors par respect pour cette famille. Pour cette pauvre femme qui ne verra plus jamais ses pauvres jumeaux! OUI, tu peux insister. Et si tu penses que personne ne t’écoutera, alors prie! Prie, parce que tu le sais, si seulement cette femme savait qu’elle portait le prix de « l’évolution » pendant neuf mois dans son ventre, elle aurait su comment s’y préparer. Elle aurait su comment se préparer à rembourser cette dette. Elle n’aurait pas eu de surprises, ni de lacunes dans sa compréhension. Mais sans doute, ce n’était pas le cas, ce n’était pas la raison pour laquelle elle avait porté ces petits esprits saints et innocents. Si tu peux l’imaginer, dans son contexte, c’est sans doute pour qu’elle puisse leur demander de l’aide : comme aller chercher de l’eau à quelque trois kilomètres de distance de leur maison. C’est aussi pour qu’elle puisse les voir grandir, pour qu’elle soit toujours fière d’eux, pour qu’elle leur demande de garder la maison pendant qu’elle va chercher quelque chose à manger. Tout cela est parti. Ces deux enfants ne voulaient que profiter de la vie comme tous les autres. Mais eux, après être venus au monde, n’ont eu que deux choix dans toute leur vie : aller dans une milice où ils se feront possiblement tuer par balle, ou alors choisir l’éboulement dans la mine. Ta peine te ronge. Tu brûles à l’intérieur. En même temps, tu luttes pour revenir à toi-même.
Tu ne peux pas continuer à blâmer le monde pour tes malheurs. Tu penses. Il est temps de vraiment grandir, tu te dis. Tu as appris assez des leçons comme ça. Assez de mal. Alors tu cherches des solutions. Tu cherches des moyens pour survivre face à tout cela. Tu essaies, encore et encore. Tu continues à essayer et à chercher. Jusqu’à ce jour où tu fais ce rêve.
Tu as lu la Bible, tu sais qu’il y a des anges dans les cieux…! Des anges qui veillent sur toi. Ils ont vu ta misère. Ils ont vu ton chagrin, ta mélancolie. Ils t’ont vu aussi essayer de résister à ces vagues de tempêtes. Comme un phare. Ils décident alors d’adoucir ta peine et te plongent dans un fantasme. Mais ce dernier est réel.
Si Dieu a créé un vendredi sombre, il a quand même aussi créé un jeudi clair. Ce jeudi où l’extraordinaire a décidé d’entrer dans la réalité de ton quotidien. Ce jeudi, tu as eu ce rêve. Cette illusion réelle qui t’achemine direct dans les cieux. Dans les cieux blancs…! Pendant les mois blancs…! Tout est de couleur blanche. Les nuages, les arbres, le sol, les routes…!
– Serre bien ton manteau, il fait très froid : c’est la deuxième phrase que tu as entendu de la bouche de ces anges, après t’avoir timidement demandé de confirmer ton nom qui est inscrit sur un panneau blanc. Ah ! Ils parlent, sont-ils des humains comme toi ? Tu t’interroges vaguement dans ta tête couverte d’une casquette verte, alors qu’il faisait zéro degré dans ces nuages. Vive le jeudi! Comment, dans le même univers que toi, il peut y avoir des gens pareils ? Tu te le demandes. Et puis cette femme alors! Cette femme qui, après avoir entendu ton drôle de nom, se précipite dans la chambre réservée à sa maman et la prépare à merveille pour toi! Cet amour! Dans les mots de cette femme : « Bon! Nous allons accueillir ce jeune homme. Nous allons voir s’il a des rêves et nous allons l’aider à les accomplir. » Ce jeune homme, toi, des rêves, tu en as. Des cicatrices aussi. Même en sachant que tu venais d’un camp de réfugiés où tu pourrais possiblement avoir vécu n’importe quoi, dans ces cieux blancs, le partenariat français-italien-québécois te reçoit. Oh! Ce rêve!
Et les règles de base alors :
– Ici, on dit bonjour aux gens, ou bien les gens te diront « bonjour, comment ça va !
– OUI, ça va bien, merci et vous ? réponds-tu.
– Ça, c’est la base déjà. Après pour le reste, c’est bien. Tu es gentil, tu es souriant et les gens aiment ça ici !
Oui, le sourire c’est la chose qui m’était restée pendant mon calvaire! Tu te dis, intérieurement. Voici aussi ce que le monde est en même temps capable de t’offrir! Dans le même univers, la simulation d’un petit enfer d’un côté et la simulation d’un petit paradis de l’autre. Quel manque de cohérence! Souviens-toi toujours! Au moment où tes cicatrices te font penser que c’est la fin, dis-toi toujours que c’est peut-être le début. Au moment où tu ne vois plus que la noirceur partout autour de toi, dis-toi toujours que c’est peut-être le prélude de la lumière. Dis-toi toujours que tu es capable de concevoir ce genre de rêve.