Ces lettres ne m’étaient pas destinées. Elles n’étaient d’aucune façon liées à moi. Ce que je m’apprêtais à faire ne relevait ni d’un désir égoïste, mais encore moins d’une pensée altruiste. Cela relevait d’une angoisse, d’une peur viscérale de briser l’instant d’un moment. Il y avait eu trop de morts, trop d’orphelins et trop de veuves pour que je puisse laisser ces 14 lettres, postées dans un délai d’une heure après l’attentat, atteindre leur destinataire.
J’imaginais 1001 scénarios dans ma tête. 1001 scénarios de vies brisées, de familles endeuillées et corps enterrés. Quel lourd fardeau avons-nous de livrer chaque matin, la mort aux portes. Ils détruisent nos maisons, brisent nos familles, mais les mauvaises nouvelles, elles, ne meurent jamais. Elles sont comme la vermine : elle cherche les fentes dans les murs, s’installe au chaud près de nous et s’assure de nous réveiller la nuit avec leurs grincements sordides.
Avais-je perdu la tête? Avais-je le droit de refuser la vérité et de réconforter avec l’incertitude? Mais comme je l’ai dit, tout cela n’était pas une réflexion, seulement une pulsion.
Alors, j’ai pris ces 14 lettres avec le regard vide, j’ai dit à Karim qu’il n’était pas de mon département et je me suis assuré que personne ne puisse les retrouver. Peut-être n’avons-nous pas le choix de confronter un jour ou l’autre la réalité, peut-être que celle-ci n’est que l’océan qui dicte la direction de notre bateau, mais j’ai refusé de briser ce que nous avions, moi et ces 14 autres personnes : j’ai refusé de briser un instant, un instant où ni la peur, ni l’angoisse et ni la mort habitaient le peuple algérien.
Abdoul Ghenai, 1997