Voici une nouvelle littéraire de Maude Jasmin ainsi qu’une vidéo pour l’accompagner.
Je suis là. Debout. Je ne ressens rien. J’observe nostalgique la pierre tombale de la moitié de moi-même. La personne la plus importante de ma vie avait disparu, ma mère. J’ai les deux pieds bien ancrés dans la neige et j’ai mal, mais je ne ressens rien à la fois. Je ne comprends pas. Elle était si jeune encore… C’est une voiture qui l’a happée, elle n’a pas passé la nuit. J’étais à l’école quand je l’ai appris, j’ai pris le premier bus et j’ai passé la nuit à l’hôpital. Elle ne s’est jamais réveillée. Je ne parle plus depuis son départ, je ne souris plus comme avant, je n’arrive plus à rire et la route de mon avenir s’est embrumée jusqu’à disparaître. À quoi ça sert de travailler si dur pour un avenir s’il peut être anéanti n’importe quand ? Ma mère donnait un sens à ma vie, elle était ma confidente, ma douceur, mon chemin, elle m’a fait pousser de larges ailes.
Ma mère aimait les papillons, elle en dessinait. Elle dessinait si bien ma mère qu’on aurait pu les voir ces papillons rougeoyants dans ses grands cahiers à dessin. Je suis devant son lit et je tiens le dessin qu’elle m’a fait un jour. Je pouvais passer plusieurs heures à la regarder peindre avec toute sa délicatesse. Elle peignait tout le temps ma mère et je ne me lassais jamais de la regarder. Voyant mon admiration pour son talent elle m’a dessiné un magnifique papillon rouge. Elle m’a dit ce jour-là : « Ce papillon, c’est le papillon de l’amour que j’ai pour toi. » Ce papillon d’amour, je l’ai gardé dans ma chambre jusqu’à aujourd’hui. Il me tenait compagnie lorsque j’étais seule. Je ne sais pas dessiner, alors je lui ramène son papillon, elle en aura plus besoin que moi maintenant. Je lui en aurais bien dessiné un papillon, mais il n’aurait pas été assez beau. Je l’ai fait plastifier pour ne pas qu’il prenne la pluie. Je me penche religieusement sur la tombe et j’y accroche l’œuvre avec beaucoup trop de papier collant. J’observe le nom de ma mère inscrit sur la pierre et je pleure. Ça ne peut pas être réel, c’est forcément un cauchemar… Je reste plusieurs longues minutes devant elle. J’aurais tellement de choses à lui dire et pourtant je ne veux pas parler, je veux simplement la voir. La regarder dessiner, silencieusement, comme je l’avais toujours si bien fait.
Je me lève et dans un dernier regard plein d’amour je lui tourne le dos et pars. Mes pas font crisser la neige, j’ai l’impression qu’elle gémit pour moi, puisque je n’ai même plus la force de gémir. Je marche. J’hésite fort à rentrer chez moi. J’ai envie de rentrer au chaud, mais l’inactivité me tuerait, puis l’atmosphère déprimante qui y règne ne m’aidera en rien. La maison est à une bonne demi-heure d’ici. Je continue de marcher, je passe devant l’église Notre-Dame, l’église « La sacoche » qu’on l’appelle ici. Un gros bâtiment qui ressemble à un sac à main. C’est ici que mes parents se sont mariés. Plus je marche et plus le froid hivernal gèle mon cœur. Ça me fait du bien. C’est comme une anesthésie. Je renifle, il fait froid. Je repense à ma mère, je me demande si elle a eu mal lorsque la voiture l’a frappé. A-t-elle perdu conscience avant de ressentir quoi que ce soit ? Plusieurs heures me séparent déjà de la tombe et le froid commence à envahir mes membres, étonnamment je ne le ressens pas.
Je rentre finalement chez moi, il est 20h00. Mon père est dans tous ses états, c’est compréhensible. Il n’est pas seulement triste, il en veut à la terre entière : « T’étais où ? » me demande-t-il d’une voix cassée. « J’ai été voir maman. » Il est fâché. « As-tu vu l’heure ?!? T’aurais pu m’écrire j’étais inquiet ! » Il est très fâché. Je ne trouve pas la force de répondre et il ne trouve pas la force de me gronder. « Va dans ta chambre. » Je ne me fais pas prier, c’est là où j’avais l’intention d’aller. Je rentre dans ma chambre. Il n’y a pas un bruit, mes pierres trônent sur mon bureau. J’avais commencé la lithothérapie. Les murs turquoise de ma chambre m’apaisent comme une paire de bras qui me prend et ne me relâche pas. Je me dirige vers mon bureau à pierres et je prends le cristal de roche de mon grand-père. Quand ma mère a vu mon intérêt naissant pour les pierres elle m’a confié le cristal de grand-papa, semblerait-il qu’il a énormément médité avec cette pierre. Je m’étends dans mon lit, repose le cristal contre mon cœur et je tente une méditation. Inspire, expire, inspire, expire, ins… Ma tête se fait lourde, mon corps m’abandonne et mon esprit part loin.
J’entends dans une réalité lointaine la voix de mon père résonner dans ma chambre par mon Google Home: « Si vous voulez souper les enfants cherchez dans l’frigo moi j’ai du travail. » J’entends. J’entends, mais mon esprit n’attrape pas l’information au vol et je retombe dans mon sommeil paisible. Il était temps, mon cœur avait dégelé et se remettait à brûler. Mon esprit divague doucement. Je me sens étourdie, mais ça me donne la sensation que l’on me berce et ça me fait du bien. Son visage me revient, ses traits deviennent de plus en plus clairs dans ma tête. « Maman ? » Elle est devant moi, elle est debout et m’observe. Elle me sourit. « Maman je t’aime ! » Elle ne me répond pas. Je pleure. Je m’approche d’elle et son corps semble s’éloigner dans l’espace. « Maman parle-moi…» Son silence pèse si lourd. Mes sanglots m’envahissent et je perds toutes mes capacités à formuler des mots. Je veux simplement la serrer dans mes bras. Je m’avance, elle s’éloigne toujours. La panique me prend et je me mets à courir vers elle. Elle disparaît finalement. « Maman !!! » Je crie désormais. Un cri étouffé et brisé par les sanglots. J’arrête de courir et mon corps tombe dans le vide. Il ne fallut qu’une seconde pour que mon corps soit pris d’un violent spasme me ramenant à la réalité.
J’ai le visage détrempé et bouillonnant de fièvre. Le cristal de roche est toujours plaqué contre ma poitrine et j’ai d’ailleurs ses reliefs d’imprégnés dans la main. Je ressens l’énergie de la pierre chaude contre moi. Mon coeur recommence à brûler, mais les larmes ne semblent pas vouloir refaire surface. Je regarde l’heure, 4h00 du matin. J’ai les yeux grands ouverts, je ne m’endormirai visiblement pas de nouveau. Je me lève, encore habillée de la veille, les cheveux gras, les yeux et les joues bouffis, la gorge nouée et le ventre lourd. Je dépose ma pierre sur son autel, la remercie d’un timide sourire et me dirige vers la salle de bain. J’ôte mes vêtements souillés par la sueur et me regarde dans le large miroir. Je suis sale. Le sel de mes larmes a abîmé ma peau déjà sèche, je suis pâle d’avoir jeûné depuis plusieurs jours déjà et j’ai la bouche déshydratée de n’avoir pratiquement rien bu. Mon regard se plonge dans mes propres yeux. Il n’y a plus une pointe de vie, ils sont ternes et vides. Là où je voyais autrefois une flamme vivante et allumée, je n’y distingue désormais qu’une morne plaque de cendre.
Je détache mon triste regard de la glace et me rends dans la douche. L’eau chaude coulant sur mon corps froid me donne une série d’agréables frissons. Je soupire. La vapeur qui monte à mon visage me donne la sensation d’être recouverte d’une soyeuse couverture sortie de la sécheuse. Je souris doucement. Lorsque ma mère sortait son peignoir de la sécheuse, elle avait l’habitude de m’appeler pour m’emballer dans le tissu doux et chaud. Je ressens la boule monter dans ma gorge, mais les larmes ne se montrent pas. Je lève doucement la température de l’eau pour couvrir les frissons qui s’accentuent sur ma peau. L’eau est brûlante, mon corps devient rouge et pourtant je continue d’augmenter graduellement la température de l’eau. La douleur devient vive et pourtant elle me procure une sensation de libération. La douleur physique écrase mon mal-être psychologique et ça me fait du bien. Ma main se précipite pourtant, et contre ma volonté, sur la poignée pour y diminuer légèrement la température. Je me sens bien, mais je me sens coupable. Maman n’aurait pas voulu que je me fasse du mal. Pourtant ce n’est pas comme de la mutilation… N’est-ce pas ?
J’éteins la douche et me sèche, l’envie de prendre l’air me prend soudainement. J’ai envie de marcher. Marcher jusqu’à ce que mes jambes ne me permettent plus d’avancer. Marcher jusqu’à ce que je m’écroule en plein milieu d’une route et que l’on m’écrase sans faire gaffe. Marcher jusqu’au ciel et rejoindre ma mère. Je me regarde de nouveau dans la glace, j’ai l’air un peu moins sale, je suis rouge comme un vieux homard qu’on aurait fait bouillir, puis qu’on aurait oublié sur un comptoir. Je me rends dans ma chambre où je m’habille maladroitement avec les premiers vêtements qui me sont tombés sous la main. Je prends ma clé de maison et mon cellulaire pour ne pas inquiéter mon père. Je mets mon manteau discrètement pour ne pas réveiller mon père et mon frère qui dorment à poings fermés et je sors tout aussi délicatement.
Je marche. Je marche longtemps. Je regarde l’heure, 6h00 du matin. Je marche jusqu’au pont de Charlemagne près de chez moi, c’est là où nous avions l’habitude d’aller ma mère et moi quand quelque chose n’allait pas. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais le paysage derrière ce pont nous a toujours apporté un sentiment d’apaisement. Aujourd’hui il ne me fait rien, pour la première fois il me semble froid et gris. Il fait toujours noir dehors d’ailleurs. J’aurais envie de m’étendre et de m’endormir. J’étouffe un bâillement, mes yeux commencent à brûler de fatigue. J’ai dormi huit heures et pourtant j’ai l’impression de ne pas avoir dormi du tout. Je regarde sous le pont, l’eau prisonnière de l’épaisse couche de glace, il me semble que je m’y vois m’y noyer. Je détourne le regard, ma mère n’aurait pas aimé entendre cette pensée. Je tombe dans une sorte de transe durant plusieurs minutes, le temps m’échappe. Le temps a cessé de tourner depuis quelques jours déjà, mais aujourd’hui il s’est littéralement figé. Je regarde l’heure de nouveau, 7h30. J’ai encore du temps, mon père ne se réveille qu’à 10h00.
J’aimerais me transformer en papillon. J’aimerais voler si haut et retrouver ma mère. J’aimerais qu’elle m’observe voler avec mes grandes ailes rouges flamboyantes et qu’elle me dessine. Elle a toujours été fière de moi, ma mère. Dans tout ce que j’ai entrepris, j’en ai entrepris assez. J’ai vécu beaucoup de choses déjà et je ne souhaite plus continuer à en vivre. Je ne vois plus l’intérêt de continuer dans ce sens. Pourquoi doit-on vivre s’il nous faut un jour mourir ? Une lourde fatigue me prend. Je m’assois au bord du pont et je fixe l’horizon. La rivière s’étend si loin. Je me demande jusqu’où elle se rend cette rivière, qu’est-ce qu’il y a derrière ce point de fuite ? C’est étrange que je ne me sois jamais posé la question auparavant. Je souris, ma mère aurait trouvé cette question amusante et m’aurait probablement dessiné la réponse en rentrant à la maison. Les larmes commencent finalement à affluer le long de mes joues rougies par le vent froid. J’ai si mal, mon coeur m’a été arraché et ma raison de réussir ma vie s’est envolée. J’avais des rêves… Petite je voulais devenir chanteuse. Mes parents m’ont accompagné dans ce parcours jusqu’à ce que je découvre le théâtre. La passion de la scène a écrasé celle de la musique, qui a tout de même gardé une place importante dans ma vie, et je me suis lancé dans différentes pièces de différents genres. En entrant au cégep, j’ai dû abandonner toutes ces passions par manque de temps et d’argent. Je n’ai plus grand-chose à quoi me raccrocher… Mon père et mon petit frère, je les aime beaucoup, ainsi que le reste de ma famille, mais ils ne pourront pas me guérir. J’essuie mes larmes et renifle. Mon coeur se serre et ma gorge se tord tellement elle est nouée. J’ai l’impression que je vais vomir, mais mon corps est trop faible pour faire quoi que ce soit. Le soleil commence à se lever. Mes yeux brûlants se ferment tout seuls, je lutte. Je lâche un énorme bâillement qui emplit mes yeux d’eau salée et bue mes verres. Je regarde le ciel, je voudrais sentir le regard de ma mère se poser sur moi. J’aimerais entendre sa voix.
Je regarde le vide. J’ai toujours eu une peur bleue des hauteurs et pourtant je me sens à ma place sur le bord de ce pont. Un picotement me prend dans le dos, je tente de l’ignorer. Un vertige me prend soudainement. Je ferme les yeux et je m’avance tout de même. Doucement. Je suis à quelques centimètres du vide. Ce vide. Ce vide qui me tire vers lui comme ma mère qui me prenait pour me blottir dans ses bras le soir avant de m’endormir. Je glisse. L’espace d’une seconde, mon coeur s’arrête, le temps s’arrête. Mon corps est suspendu dans le vide, je me sens si légère. Je vois passer devant moi, tranquillement, un petit papillon rouge. Délicat comme tout. Il vole près de mon visage comme pour me souhaiter un bon voyage. Je souris. C’est sûrement ma mère qui vient me border pour la dernière fois.